Par-delà
les lourdes péripéties de ces derniers jours, et au moment où le camp
de la paix connaît un sursaut, le psychologue Carlo Strenger propose
dans son blog hebdomadaire une analyse de fond de la dérive désespérée de l’opinion israélienne vers la droite.
Il
sera, selon lui, « quasiment impossible de résoudre le conflit sans
traiter des mécanismes psychologiques qui empêchent les Israéliens
d’adhérer à la paix ». Cet article, cependant, ne saurait avoir sens
qu'en suggérant de tenir compte de même des peurs et besoins de
justification de tous les citoyens israéliens, arabes / palestiniens
compris.
Ces derniers sont aujourd'hui
pris dans le tourbillon des représailles, et depuis longtemps dans celui
d'un racisme qui va croissant. Qu'ils soient musulmans, druzes ou
chrétiens, sédentaires ou bédouins, l'avenir de l'État juif et
démocratique qui fut fondé en mai 48 ne dépend pas moins de sa capacité à
les intégrer que de son aptitude à négocier.
Européens
et Américains posent sans relâche cette question toute simple :
« Chacun sait à quoi les accords de paix définitifs entre Israéliens et
Palestiniens ressembleront. Clinton a formulé depuis longtemps les bases
d’un traité sur le statut final. Pourquoi Israël sabote-t-il
systématiquement les chances d’un tel accord, alors que cela sape de
toute évidence son propre avenir, voire son existence en tant que foyer
national juif ? Pourquoi les Juifs sont-ils si irrationnels ? »
J’ajouterai
à cela l’une des énigmes les plus saillantes de la politique
israélienne depuis 2002, moment où l’Arabie Saoudite proposa pour la
première fois l’initiative de paix ensuite avalisée par la Ligue arabe :
cette initiative offre, en échange du retrait israélien de tous les
territoires conquis en 1967, la reconnaissance d’Israël par tous les
États arabes – et presque tous les autres pays musulmans – et
l’établissement de relations diplomatiques pleines et entières, en vue
de parvenir à une complète normalisation.
Pourquoi
diable aucun gouvernement israélien n’a-t-il donc réagi officiellement à
l’Initiative de paix arabe, sans parler de s’engager dans un processus
de négociation sur ces bases, alors même que celle-ci offre à Israël son
plus grand espoir : voir son existence au Moyen-Orient pleinement
acceptée par le monde musulman ?
Je
me trouve constamment en situation de tenter de répondre à ces
questions, généralement face à un public européen ou américain [...],
mais souvent aussi avec des représentants déçus et indignés de ce qu’il
est convenu d’appeler le camp israélien de la paix, auquel j’appartiens.
Cela, du fait qu’un fossé s’est ouvert entre ce camp et la majeure
partie du pays [...]
C’est
pourquoi j’entends mettre en lumière trois mécanismes psychologiques
qui rendent quasi impossible à Israël d’avancer vers la paix, d’abord et
avant tout avec les Palestiniens, mais aussi avec le monde arabe dans
son entier. Je vais essayer de montrer que lesdits mécanismes sont très
puissants, et que résoudre le conflit devient de plus en plus – et non
de moins en moins – difficile. En conclusion, je dirai que ce n’est
qu’en traitant de ces questions psychologiques que l’on pourra
convaincre les Israéliens d’aller vers la paix.
L’aversion de la perte
Dans
les années quatre-vingt, les psychologues israéliens Amos Tversky et
Daniel Kahneman changèrent à eux seuls l’étude de la prise de décision
en montrant qu’un certain nombre de facteurs puissants biaisent
systématiquement notre mode de décision. L’un de leurs axiomes les plus
connus est que les êtres humains sont guidés par l’aversion à l’encontre
de la perte. Nous nous trouvons fréquemment en situation de peser la
perte éventuelle de quelque chose dont nous disposons à l’heure
actuelle, face à ce que nous pourrions gagner en prenant un certain
risque. Ils ont montré que nous sommes bien plus déterminés par la peur
de la perte que par la perspective du bénéfice.
L’aversion
vis-à-vis de la perte joue un rôle crucial dans la répugnance d’Israël à
aller vers la paix. Israël dispose d’un certain nombre d’atouts qu’il
perdrait dans le cadre de tout accord de paix acceptable par les
Palestiniens. Il jouit d’un contrôle total en matière de sécurité en
zone C et dans la cruciale vallée du Jourdain, d’un contrôle partiel de
la zone B et, de facto, de l’option consistant à pratiquer des
incursions en zone A si le commandement militaire israélien veut
empêcher des attaques anti-israéliennes en provenance de l’une des
agglomérations palestiniennes. Israël, du moins sur le papier, a le
contrôle du grand Jérusalem, y compris les divers Lieux saints, ainsi
que d’une variété de sites en Judée et Samarie qui jouent un rôle
important dans la Bible ; et il est en passe de tous les perdre dans le
contexte d’un quelconque accord de paix à venir avec les Palestiniens.
Il
y a, bien sûr, gros à gagner à la paix. Depuis qu’Israël a été fondé,
les Israéliens chantent que nous pourrons un jour vivre ici en paix.
Tout accord de paix implique évidemment que les Palestiniens déclarent
le conflit résolu et l’absence de toute nouvelle exigence. À quoi
l’Initiative de paix arabe ajouterait la paix avec le monde musulman et
la pleine reconnaissance d’Israël par ce dernier.
Sur
le papier, les bénéfices dépassent radicalement les pertes.
L’occupation a relégué Israël dans un isolement international toujours
plus grand. Les menaces du mouvement pro-boycott contre Israël
ont pris de la vigueur et commencent à se faire plus concrètes.
L’économie israélienne pourrait s’épanouir de façon énorme si les avoirs
financiers arabes et leurs ressources naturelles venaient s’allier au
savoir-faire technologique et au sens israélien des affaires.
Mais,
comme tous les êtres humains, les Israéliens sont avant tout guidés par
leur aversion à l’encontre de la perte. La plupart d’entre eux
redoutent que le scénario de Gaza ne se répète : Israël s’en est retiré
en 2005 et le sud d’Israël s’est trouvé exposé à des attaques de
roquettes pendant des années. Renoncer à la maîtrise de la sécurité en
Cisjordanie ferait courir le même danger aux centres urbains du pays. Ce
dernier scénario n’a rien d’un délire paranoïaque. L’Irak et la Syrie
sont devenus des haut lieux des organisations djihadistes, et si Israël
n’a plus le contrôle de la vallée du Jourdain et de vastes secteurs de
sa rive occidentale, les combattants d’Al-Quaïda pourraient bien se
trouver à distance de tir de Tel-Aviv, Kfar Saba, Herzlyah et de la
région centre d’Israël tout entière.
Des
enquêtes ont montré que la majeure partie des Israéliens en est venue à
haïr le terme de “paix”. L’idée d’une paix authentique, non seulement
avec les Palestiniens mais encore avec le monde arabe, ressemble à un
scénario de science-fiction entretenu par des gauchos rêveurs. À
l’inverse, les Israéliens se souviennent presque tous des horreurs de la
Seconde Intifada et des tirs d’obus depuis Gaza et le Liban. La plupart
ressentent donc le déficit sécuritaire comme bien plus concret que le
gain d’une chose en laquelle ils ne croient pas.
L’aversion
de la perte est plus prononcée encore parmi les hommes et les femmes
politiques. Ils ou elles ne sont récompensés que par la grâce de
résultats positifs intervenus avant les élections suivantes, et sont
sévèrement châtiés de tout effet négatif sur le moment. Le destin de la
gauche israélienne, virtuellement rayée de la carte après l’échec du
sommet de Camp David en 2000 et la survenue de la Seconde Intifada,
représente une sommation indélébile pour chaque homme ou femme
politique, en proie à la crainte de voir sa carrière politique
brutalement brisée si des accords de paix conduisaient à de nouvelles
violences. À l’opposé, les bénéfices d’une telle paix semblent
abstraits, lointains et peu sûrs.
Le besoin de justifier l’occupation
L’un
des écrivains les plus renommés du pays, David Grossman, a écrit que
derrière l’assourdissant silence de la rhétorique politique il est, dans
l’âme de chaque Israélien et chaque Palestinien, un recoin obscur et
silencieux où ils ont conscience de la futilité et l’inutilité suprêmes
de toute l’affreuse souffrance de ce confit. Psychologiquement, il est
quasi impossible de réaliser et d’admettre que vous vous êtes trompé
pendant des dizaines d’années et que les horreurs du passé auraient pu
être évitées.
Les anciens directeurs des Services de sécurité intérieure [Shin Beth] interviewés dans le poignant documentaire de Dror Moreh, The Gatekeepers,
décrivent tous le coût moral de l’occupation – laquelle entraîne, par
exemple, des Palestiniens à se tourner contre leur propre peuple et à
collaborer avec Israël. Ils sont l’exception plutôt que la norme. Ils
ont le courage de dire que leur travail les a amenés à faire des choses
terribles. Pour la plupart des gens, il est pratiquement impossible de
commettre des choses terribles et de vivre avec la conscience de
l’immoralité de ces actes.
Chaque
Israélien ou presque, ces 47 dernières années, a servi dans les
Territoires. Presque tous ont fait des choses qui vont contre la décence
et la moralité humaines – afin, souvent, de protéger un avant-poste
isolé de colons plutôt que la sécurité du pays au sens large. Si Israël
parvenait vraiment à la paix avec les Palestiniens et le monde arabe, la
plupart des Israéliens devraient vivre avec la douloureuse conscience
que la plus grande partie de ce qu’Israël a fait aux Palestiniens
n’était pas nécessaire ; qu’il y a longtemps qu’on aurait pu en finir
avec l’occupation, et consacrer toutes les ressources et l’énergie
investies dans la colonisation de la Cisjordanie à développer l’économie
du pays.
Cette
idée est trop difficile à supporter, et les remords seraient
impossibles à endurer. Il y a par conséquent un impératif psychologique à
créer une version de l’histoire expliquant que l’occupation était
inévitable ; pourquoi Israël n’avait d’autre choix que de s’accrocher à
la rive occidentale du Jourdain ; pourquoi tous ces sacrifices en vies
humaines, en turpitude morale et en isolement politique [sur la scène
internationale] étaient nécessaires à la survie d’Israël.
Les
hommes et femmes politiques de droite, en Israël, savaient d’instinct
qu’il leur fallait réaffirmer chaque jour la nécessité militaire et
morale de l’occupation. C’est pourquoi ils [ou elles] persistent à
expliquer en quoi un État palestinien représente une menace pour
l’existence d’Israël, et comment la gauche n’a fait, des décennies
durant, que vendre des ballons de baudruche. La Seconde Intifada et les
tirs d’obus ont, bien entendu, conforté leur thèse de tout leur poids ;
mais attiser constamment la peur ne sert que les intérêts politiques de
la droite israélienne – et donne aux Israéliens une justification, non
seulement au maintien du status quo, mais aussi à
l’expropriation, l’oppression et l’humiliation des Palestiniens
auxquelles les Israéliens ont pris part, ces 47 dernières années, afin
de préserver l’occupation.
Tout
ceci n’est que trop humain. Seuls quelques-uns ont le courage, comme
les sujets du documentaire de Moreh, de fixer la caméra et de dire :
« Nous avons fait des choses terribles, dont la plus grande part aurait
pu être évitée si seulement les responsables politiques avaient réalisé
que l’occupation est une catastrophe pour Israël. » Comme la plupart des
êtres humains, la plupart des Israéliens ont besoin d’une thèse qui
justifie les actes d’Israël comme inévitables.
L’incapacité à renoncer au sionisme comme mouvement révolutionnaire
Cela
nous mène au troisième niveau psychologique. L’histoire de l’occupation
et de la colonisation graduelle de la Cisjordanie par Israël ne saurait
se comprendre sans le mouvement sioniste religieux qui émergea de la
guerre de 1967. Les étudiants du rabbin Zvi Yehuda Kook interprétèrent
la victoire d’Israël lors de la guerre des Six-Jours comme la venue de
l’ère messianique. Chaque colline, pierre et village de ce qu’ils
nomment la Judée et la Samarie prit une signification théologique, et
chaque implantation nouvelle eut un sens métaphysique. Israël n’occupait
pas [la terre d’]un autre peuple : il accomplissait les plans divins
pour le peuple juif, et pour l’humanité dans son ensemble, en répandant
la rédemption messianique.
La
plus grande partie des Israéliens ne partage pas cette interprétation
messianique de l’occupation. Mais, au plus profond, de nombreux
Israéliens ont le sentiment que les colons sont les vrais sionistes ;
que le reste d’entre nous s’est fait complaisant, des citoyens
ordinaires ayant perdu l’ardeur révolutionnaire qui caractérisait
autrefois le mouvement sioniste. Les colons poursuivent l’ethos d’un dunam [un acre] après l’autre, de la colonisation de la terre et de la construction du pays.
Cela
fait, je crois, partie de l’énorme difficulté qu’ont les Israéliens à
bloquer les menées des colons visant à saborder les seules chances qui
restent à la solution à deux États. D’une certaine façon, les Israéliens
sentent qu’à défaut d’une signification plus profonde accordée à notre
présence ici, la douleur, le danger et l’insécurité ne valaient pas le
coup. Si nombre d’Israéliens ne partagent pas forcément l’idéologie des
colons, beaucoup les admirent et trouvent qu’ils proposent un modèle
louable permettant de justifier le projet sioniste dans sa totalité.
L’instabilité
du Moyen-Orient et la désintégration en chaos des printemps arabes ont
rendu ma situation d’Israël plus difficile. Les chances sont minces
qu’Israël connaisse sécurité et “normalité” durant les prochaines
décennies. Pour supporter tout cela, nombreux sont les Israéliens qui
ressentent le besoin d’une justification métaphysique au projet
sioniste. Sinon, au plus profond d’eux-mêmes, ils se demandent si tout
ce projet en valait la peine – les souffrances, les conflits et les
risques incessants.
En conclusion, le camp de la paix en Israël doit se soucier de la psychologie et des peurs des Israéliens
Il
importe de réaliser que les trois mécanismes ici décrits sont
universels. La peur de la perte, le besoin de forger le récit d’une
identité positive, et celui d’une idéologie qui nous aide à affronter
dangers et incertitude ne sont en aucun cas spécifiques aux Israéliens,
mais sont le lot de l’humanité entière. Qui plus est, je pense que les
craintes israéliennes décrites en première partie n’ont rien d’un délire
paranoïaque. Ce sont des peurs réalistes que les événements de ces
dernières années ont exacerbées.
La
gauche israélienne a progressivement perdu du terrain faute d’en avoir
tenu compte avec assez de courage et de clarté. Nous avons trop souvent
dit aux Israéliens que nous devons en finir avec l’occupation afin de
sauvegarder le caractère démocratique de l’État. Nous avons souligné à
quel point Israël devient raciste du fait de l’occupation, et nous nous
obstinons à clamer qu’Israël finira en paria des nations si l’occupation
ne prend pas fin.
Il
est une cause psychologique simple à l’échec de ces arguments à
convaincre la majorité des Israéliens. Le célèbre psychologue humaniste
Abraham Maslow a mis en lumière, il y a plus d’un demi-siècle, la
structure hiérarchique des besoins humains. Nous nous préoccupons tout
d’abord de notre sécurité, de notre nourriture et d’un abri ; puis nous
nous assurons que nous sommes sérieusement implanté et aimé au sein de
notre groupe ; ce n’est qu’après avoir pris soin de tout cela que nous
sommes libres de penser à nous réaliser, libres de songer à des valeurs
plus élevées.
Les
Israéliens ont majoritairement soutenu l’occupation du fait qu’ils
étaient inquiets pour leur sécurité. Mais le camp de la paix a parlé du
caractère démocratique de l’État d’Israël et du coût de l’isolement sur
la scène internationale – des valeurs situées en haut de la pyramide
maslowienne des besoins. Résultat, l’Israélien moyen a vu dans la gauche
une bande d’élitistes arrogants éloignés de la réalité et plus soucieux
des Palestiniens que de leurs propres frères. Ils croient aussi que les
non-Juifs, en Europe en particulier, ne se plaisent qu’à haïr les Juifs
et nous précipiteront sous les roues du premier bus venu dès que les
choses se compliqueront. En foi de quoi, de plus en plus d’Israéliens
adhèrent à l’idéologie de la droite ultra-religieuse et raciste pour
donner une justification rationnelle à l’occupation et à l’isolement
d’Israël sur la scène internationale.
Comment
stopper cette dangereuse évolution ? Le camp israélien de la paix,
comme les nombreux amis d’Israël à l’étranger désireux de l’aider à
assurer son avenir de patrie démocratique des Juifs, doivent prendre les
craintes des Israéliens au sérieux. Ce qui signifie, avant tout et
surtout, de reconnaître qu’avancer vers la paix comporte d’authentiques
risques en termes de sécurité, et de s’en soucier sans fléchir. Aussi
longtemps que la majorité des Israéliens sentira que les appels à la
paix ne s’adossent pas au réel souci de leur sécurité, ils continueront à
aller vers la droite.
Le
camp de la paix, en Israël, s’est abstenu ces derniers temps de se
confronter clairement à cette question. Presque tous les partis de
centre-gauche se sont focalisés sur les questions sociales et
économiques, et s’emploient à éviter toute perspective stratégique à
long terme pour le pays, dissimulant leur engagement en faveur de la
solution à deux États quelque part au fin fond de leur programme
politique. Seul un leader traitant sans faillir de la peur d’Israël pour son existence pourra
remplacer Benyamin Nétanyahou, dont la raison d’être et l’unique action
ont été de donner voix à ces peurs et de s’y adresser, quand bien même
il n’a nul espoir à offrir.
______________________
L'AUTEUR
Professeur
de psychologie à l’université de Tel-Aviv, Carlo Strenger se place à la
charnière entre psychanalyse et existentialisme et a travaillé sur
l’impact de la mondialisation sur les identités collectives et
individuelles.
Chroniqueur au Ha’aretz, où il tient un blog intitulé "Strenger than Fiction",
il s’y est longtemps fait l’avocat de la solution à deux États et porte
une critique acérée contre la colonisation des Territoires, mais
s’élève vigoureusement contre toute tentative de délégitimer l’existence
d’Israël et appelle de ses vœux une direction palestinienne responsable
prête à faire des propositions réalistes.
Traduction Tal Aronzon pour LPM
Illustration anonyme pour Ha’Aretz, “Tree of Peace”
Ha’Aretz, le 3 juillet 2014